Années 60, les prémices
Les prémices du lien entre jeu et urbanisme
En 1961, Henri Lefebvre est l’un des premiers théoriciens de l’urbanisme à parler de jeu. Dans “Revue française de sociologie”, il définit le jeu comme ne répondant “à aucun besoin élémentaire, encore qu’il les présuppose tous”. En donnant autant d’importance au jeu, il introduit les mouvements qui vont émerger à la fin des années 60 (le lettrisme, le situationnisme, le mouvement CoBra, les évènements de mai 68 ou les recherches plastiques d’Aldo Van Eyck par exemple).
Dans “Le Droit à la Ville”, il ajoute que “L’usage éminent de la ville, c’est-à-dire des rues et des places, des édifices et des monuments, c’est la Fête (qui consomme improductivement, sans autre avantage que le plaisir et le prestige, des richesses énormes en objet et en argent).” Le jeu serait-il un moyen de rendre à l’espace commun son caractère public, d’y produire plutôt que d’y consommer, sans contredire son ambition de plaisir et de prestige?
La “ludification“ de l’espace
Peu après les premiers écrits d’Henri Lefebvre, les évènements de mai 68 surviennent comme une forme de ludification de la ville. Des sittings aux occupations de lieux culturels, des affichages aux inscriptions sauvages, mai 68 introduit le jeu dans l’espace public par le détournement de ses usages prévus.
Avant Lefebvre, et dans une veine plus artistique, le mouvement CoBrA (pour Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) annonce le soulèvement de 68 et participe à la création du Situationnisme, véritable socle théorique d’un urbanisme ludique. C’est un groupement d’artistes qui se retrouvent autour d’une vision anti-rationaliste du monde, valorisant l’absurde, le regroupement de tous les arts et l’oeuvre collective. Sans hasard, l’architecte néerlandais Aldo van Eyck, considéré comme une référence historique en matière d’aires de jeux en ville, fut scénographe des expositions du groupe.
Enfin, Constant Nieuwenhuys, peintre néerlandais fondateur de CoBrA, influence la constitution du mouvement Provo en 1965 aux Pays-Bas,considéré comme l’antichambre des évènements de mai 68. « Les provos prêchent le rejet des disciplines et des hiérarchies de la société industrielle, de l’Est comme de l’Ouest, au profit d’une société dite “ludique”, où les virtualités créatrices de chacun pourraient s’exercer dans une sorte de révolution permanente dans le jeu, qui reléguerait au second plan les cloisonnements imposés par la division du travail. » Les Provos sont notamment à l’origine du projet vélo blanc, qui, en contestation du tout automobile, propose aux habitants de peindre leurs vélos en blanc tous les samedis à minuit, et de les laisser en libre-service à la population d’Amsterdam.
Tous ces mouvements défrichent la question de la ville ludique, qui va s’incarner en pratique pendant Mai 68 et s’inscrire durablement dans les mythologies urbaines grâce au Situationnisme.